Marx et Althusser qu'on mordille aux chevilles

Publié le par Properce

Le journalisme a ceci de caractéristique qu'en voulant mettre les choses à plat il aplatit les choses.

Dans la rubrique "Eté 2006" du "Monde" daté du 30 juillet 2006, rubrique sans doute destinée aux aplatis des plages, et portant sur quelques faits divers mémorables, Dominique Dhombres, évoque le "coup de folie du philosophe", par lequel, le 16 novembre 1980, celui-ci étrangla sa femme.

Les petits propriétaires de l'opinion, quand ils lèchent les chevilles des grands, ont aussi l'habitude de les mordiller : c'est un gage d'indépendance d'esprit.

Je n'insisterai pas sur le cas "moral", qui se poserait presque pour moi de la manière suivante  : Althusser a-t-il eu raison de tuer sa femme attendu, premièrement, que celle-ci passait pour être son commissaire politique (c'est ce que je me suis laissé dire), et deuxièmement, circonstance fort atténuante pour l'assassin, qu'elle était sociologue. Peu importe.

L'une des caractéristiques de la petitesse c'est d'expliquer toute grandeur à l'aune d'elle-même et, en général, par les anecdotes individuelles qui éclaireraient les oeuvres. La révolution culturelle, par exemple, s'expliquera par l'appétit insatiable de Mao pour les jeunesses du Régiment du train. L’œuvre de Debord pourra s'expliquer par son appétit de pouvoir en toutes circonstances (Apostolidès). La philosophie de Badiou sera utilement éclairée par son rapport aux femmes (Marty). Etc.

Mais ce que je relève, parmi toutes les monotones bassesses d'usage, c'est cette idée que la folie d'Althusser avait fort à voir avec une entreprise démesurée, dont on peut sourire aujourd'hui. Cette entreprise, avait un cadre, un horizon, aujourd'hui largement "dépassés" pour l'auteur : le marxisme. Evidemment. Et voici comment l'on soutient cette nullité d'usage avec la tournure qui lui donnerait quelque originalité :

"Marx avait inventé une science : le matérialisme historique. Il restait à construire une philosophie matérialiste. C'est à cette tâche prométhéenne qu'Althusser invitait chacun à s'atteler. On peut sourire de cette ambition. Le marxisme a aujourd'hui un statut comparable à celui de l'alchimie ou de l'astronomie de Ptolémée. Dans les années 1960 et 1970, l'idée que la philosophie marxiste était encore à construire ne manquait pas d'allure."

Le sourire du folliculaire renvoie à ce trait caractéristique du système des valeurs aujourd'hui répandu parmi les petits hommes à la p(l)age : cette idée profonde qu'est dépassé tout ce qui est daté. Comme on ne l'appliquerait pas à Mozart ou au Titien, par exemple, sans commettre une faute de goût contre ces génies "toujours actuels", d'une "étonnante modernité", etc., il faut bien que le champ du "dépassé" soit définit par un critère sous-jacent. Je crois le trouver en rajoutant l'axiome implicite suivant, dans la distribution intime des jugements : est dépassé tout ce qui m'a incommodé dans mon existence, ou m'incommoderait par son retour.

Un esprit à la page, en outre, ne craint pas de définir une périodisation dans l'histoire du monde : si Marx est comparable à Paracelse ou à Ptolémée, je redoute de savoir qui est comparable à Mendeleïev ou Einstein, dans l'ordre de la philosophie (Comte-Sponville ?) ou de la politique (Ségolène ?). Enfin, ajoutons encore ce trait de la pensée d'élevage : n'est dépassable, et sans doute dépassé, que ce que je peux constater du résultat des conflits, sans m'être risqué dans les opérations. Je crains qu'en une autre période, l'auteur de cette méchante page eût été un journaliste jdanovien. Le tout est d'abord de savoir qui a gagné. On ne parle qu'ensuite.

Il n'est pas dans ma coutume d'opposer des arguments théologiques, mais je tiens que Dhombres devrait suivre cette maxime de Saint-Paul selon laquelle il faut ne comparer les choses spirituelles que spirituellement. Sinon on se vautre à juger de l'histoire du monde en rapportant des cancans.

Mais concluons. Max Weber (je n'aime pas les sociologues, mais celui-ci a l'immense avantage, d'être classique et de ne pas être français), pensait que l'un des déterminants de l'activité sociale était le rapport à la coutume. Le déterminant du faiseur d'opinion dans les sociétés modernes a ceci de particulier qu'il a "coutume" de trouver sa légitimité dans le dernier conformisme à la mode. Il faut méditer ce paradoxe, si l'on veut comprendre les malheurs du temps.

Dans les dernières pages de L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Weber, considérant la "cage de fer" du capitalisme de son temps, dresse déjà en une simple phrase (empruntée, je crois, à une considération intempestive de Nietzsche) le portrait de ce qui allait devenir le parangon de toute ces faiseurs d'opinions autorisées : "Spécialistes sans visions, et voluptueux sans cœur, ce néant s'imagine avoir gravi un degré de l'humanité jamais atteint jusque-là". 

Publié dans Notes à la volée

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